Les états d'âme d'une reine (première partie)
Pas facile de trouver une reine au sein d'une colonie. Timide, pudique ou tout simplement craintive, elle est de toute façon dans l'obligation de se cacher car de sa survie peut dépendre celle de la colonie. Il a donc été particulièrement ardu d'en dénicher une qui ai bien voulu répondre à nos questions. Ça n'était pas possible au printemps car avec un rythme de ponte de 2000 œufs par jours, vous pensez bien que l'interview aurait été quelque peu saccadée. En août, le journaliste du rucher Narcisse Bourdon était en vacances et début septembre la miellée de lierre a remis sa majesté au travail. Bref, il a fallu attendre le beau milieu de l'hiver (ou du moins, ce qui y ressemble!) pour tenter d'en savoir plus sur la vie de cette pondeuse invétérée et envoyer notre courageux journaliste au coeur de la grappe.
Narcisse Bourdon :- Bonjour votre Majesté et un grand merci pour avoir accepté de me recevoir.
Sa majesté :- Je vous en prie, cela me permettra de vous dire ce que j'ai sur le cœur...
Narcisse Bourdon :- Ah! Très bien, nous allons donc commencer.
Je vous propose dans un premier temps que vous nous racontiez votre vie depuis votre naissance et nos questions jalonneront votre récit.
Sa Majesté :- Ma foi, pourquoi pas. Avant tout, il faut que vous sachiez que la vie de la reine des abeilles n'a strictement rien à voir avec celle des divers monarques qui ont tyrannisé leurs peuples au cour de votre histoire. Nous autres sommes bien plus des mères que des souveraines. Et jamais une reine abeille n'a fait de mal à une de ses filles. Eventuellement à une de ses petites sœurs...
Narcisse Bourdon :- Euh... Vous pouvez être plus précise?
Sa Majesté :- Bon, commençons par le commencement...
Il faut déjà savoir que je ne suis pas née reine. Il n'y a pas de lignée proprement dite de reine dans la colonie. Disons qu'à chaque fois que la colonie doit en changer par besoin ou par envie, les nourrices vont décider de modifier le menu habituel pour quelques unes d'entre nous alors que nous ne sommes que des bébés de 3 jours.
Narcisse Bourdon :- Vous voulez dire des larves de 3 jours.
Sa Majesté :- Oui, si vous voulez, ça n'est qu'un problème didactique. Bref, alors qu'une future ouvrière est uniquement nourrie de gelée royale durant les 3 premiers jours après la sortie de l'oeuf, dès le 4ème jour, les nourrices lui changent son régime pour une nourriture moins exclusive à base de bouillie de miel, pollen et gelée royale.
Eh bien pour ma part, j'ai eu le droit au régime "gelée royale exclusive" durant les 6 premiers jours de ma vie. Et c'est ce qui fait que je suis devenue la beauté que vous avez devant vous actuellement...
Narcisse Bourdon :- Eh bien on sait maintenant que la gelée royale ne rend pas modeste...
Sa majesté :- Rigolez, rigolez... Sachez tout de même que mon poids a approximativement été multiplié par 1700 entre ma naissance (sortie de l'œuf) et mon émergence (sortie de la cellule royale) 13 jours après.
Narcisse Bourdon :- Ah quand même! C'est une véritable potion magique. Panoramix n'est finalement qu'un usurpateur...
Mais je voudrais revenir quelques secondes, si vous le permettez sur ce que vous avez dit juste auparavant. La colonie doit changer de reine par besoin ou par envie. Pouvez-vous nous donner quelques précisions?
Sa Majesté :- Disons que plusieurs situations peuvent amener une colonie à fabriquer une ou plusieurs reines.
La première est la perte subite de la reine. Dans ce cas, les ouvrières fabriquent des cellules en grande quantité. Elles sont appelées cellules de sauveté. Comme ici :
Dans ce cas précis, les cellules royales sont des cellules d'ouvrières qui ont été rallongées. Elles sont parfois difficiles à distinguer car intégrées dans la cire du cadre.
Mais il peut arriver que les ouvrières construisent des cellules alors que la reine est encore présente mais commence à vieillir et qu'elle émet moins de phéromones. Ces cellules royales sont alors appelées cellules de supersédure. Elles sont généralement très belles et il y en a assez peu sur le cadre. Il arrive même qu'il n'y en ait qu'une.
Elle ressemblerait plutôt à ça :
Enfin, les cellules les plus courantes sont les cellules d'essaimage qui se situent le plus souvent vers l'extérieur du cadre. Elles peuvent être nombreuses mais ça n'est pas toujours le cas.
Narcisse Bourdon :- Et pourquoi les plus courantes?
Sa Majesté :- Tout simplement parce que l'essaimage étant le mode de reproduction des colonies, cela arrive quasi systématiquement quand une colonie est en pleine forme et très populeuse au printemps... On appelle ça "la fièvre d'essaimage".
Narcisse Bourdon :- Si je peux me permettre, il y a quelque chose qui cloche dans votre récit!
Sa Majesté :- Dites-moi...
Narcisse Bourdon :- Si j'en crois vos dires, les ouvrières ne se contentent quasiment jamais de fabriquer une seule cellule royale. Pourtant, il me semble bien qu'il ne doit y avoir qu'une reine par colonie!
Sa Majesté :- En effet, c'est une bonne remarque qui ne m'arrange pas outre mesure car vous touchez là un point de ma vie dont je ne suis pas très fière...
Comment vous dire... Vous faites actuellement face à une tueuse. Et même ce que vous appelez une tueuse en série!
Narcisse Bourdon :- Glurp! Et... Ça vous arrive souvent de tuer comme ça?
Sa Majesté :- Rassurez-vous, cette folie meurtrière ne m'arrive qu'une fois dans ma vie. Dès que je suis sortie de ma cellule royale. Et si ça peut vous tranquiliser, je ne tue que mes petites soeurs.
Narcisse Bourdon :- Ah! Eh bien me voila rassuré... Si vous ne tuez que vos petites soeurs, tout va bien... Mais avec toutes ces cellules royales dans la ruche, ne peut-il arriver que deux reines naissent en même temps?
Sa Majesté :- Si, bien sûre! Et dans ce cas précis, on en arrive là...
Photo de Eric TOURNERET, photographe professionnel.
Et vous n'avez jamais été rattrapée par la justice apicole?
Sa Majesté :- Vous savez, s'il y avait enquête, elle serait d'une très grande simplicité et il n'y aurait nul besoin de faire appel aux "experts Bussy" pour savoir que la responsable de ce carnage est la seule et unique reine restante sur les cadres. Mais que voulez vous... C'est un cas évident de légitime défense!
Narcisse Bourdon :- Comment-ça?
Sa Majesté :- Comme vous l'avez très bien dit, la colonie ne tolère qu'une seule reine et pourtant, afin de limiter les risques d'orphelinage accidentel, les ouvrières fabriquent plusieurs reines. Du coup, la première née se doit d'éliminer toutes les autres avant qu'elles ne sortent de leurs cellules en les piquant à travers la paroi de cire. Tuer ou être tuée, c'est là la question. Ya-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les dards de ses petites sœur...
Narcisse Bourdon :- Bon ben ça va! Ça n'est pas en détournant Hamlet que vous allez vous déculpabiliser!
Sa Majesté :- Soit... Mais sachez tout de même qu'avant de tuer tout le monde, je me suis permis de les prévenir par un petit chant. Comme sur cette vidéo ou je me promène sur le cadre à la recherche de mes sœurs sur le point de naître.
Narcisse Bourdon :- Ah... C'est très bien, vous faites réellement preuve de grandeur d'âme. D'ailleurs, sur la fin de cette vidéo, vous vous placez juste sous une cellule royale avant de chanter. Enfin... Si on peut appeler ça chanter.
Sa Majesté :- Je vous sens une fois de plus un peu moqueur Monsieur Narcisse mais sachez que j'utilise simplement la tonalité qui me permet de me faire entendre. Et si vous regardez bien, notez que les ouvrières proches de moi se mettent au garde à vous à chaque son émis. Elles ont déjà compris qui est leur nouvelle souveraine. Et d'ailleurs, une fois la macabre besogne accomplie, elles vont rapidement évacuer les cadavres de leur cellule. Comme sur cette photo :
Narcisse Bourdon :- En effet, on ne peut pas vous retirer ça, vos filles adoptives vous ont immédiatement reconnue comme nouvelle chef de la colonie. Pourtant, ça n'est pas votre taille qui doit les impressionner car pour une reine, vous êtes ridiculement petite!
Sa Majesté :- Un peu de respect, je vous prie! Je vous rappelle que vous parlez à une tueuse en série!!! J'étais maigrichonne car n'ayant pas encore été fécondée. Vous voyez bien aujourd'hui que j'ai pris un peu de volume.
Et puis, vous allez vite en besogne! Nouvelle chef... C'est beaucoup dire car vous allez vous rendre compte que je ne dirige pas plus mes filles que la reine Elisabeth II en cette année 2016. Mes phéromones permettent de réguler la colonie ou encore de la rassurer. Mes gènes, s'ils sont bons et je n'en doute pas, me feront mettre au monde de très bonnes ouvrières qui auront un caractère lié au mien mais vous allez vous rendre compte que ma vie se rapproche plus de celle d'une esclave que d'une souveraine.
Ceci étant, je me permets de suspendre cette interview car tout ça me stresse et quand je suis dans cet état, mon rôle de régulatrice et moins efficace. On reprendra notre discussion dans quelques jours si vous le voulez bien.
Narcisse Bourdon :- Et bien, ma foi, on se retrouve dans quelques jours...