Une colonie pas comme les autres
Cela fait maintenant quelques temps qu’une rumeur se fait de plus en plus pressante dans le rucher de la Brie Boisée. Une rumeur aussi persistante qu’improbable… La colonie des Troglodytes aurait survécu plusieurs mois durant la saison 2014 sans qu’une reine n’ait pondu le moindre œuf dans la ruche. Fait d’autant plus surprenant que cette même colonie fut, en ce printemps 2015, la plus productive de tout le rucher. Alors… Mythe ou réalité ? Nous avons voulu en savoir plus et comme d’habitude au Rucher de Bussy, notre journaliste Narcisse Bourdon s’est chargé d’interviewer Mlle Rose une vieille ouvrière qui, souhaitons-le, nous en dira un peu plus.
Narcisse Bourdon : - Mlle Rose, merci d’accepter de répondre à nos questions
Mlle Rose : - Pas de quoi.
Narcisse Bourdon : - Comme vous devez le savoir, des rumeurs courent dans le rucher à propos de votre colonie. Est-il vrai qu’aucune reine n’aurait pondu durant plusieurs mois au sein de votre ruche ?
Mlle Rose : - C’est vrai que tout cela a tout d’une légende mais je peux vous affirmer sans la moindre hésitation que cette histoire est authentique. Notre colonie est une véritable rescapée et je sais aujourd’hui que nous sommes passées très proche de la correctionnelle durant cet été 2014. Bien entendu, je n’étais pas encore née à cette époque mais le bouche à antennes fonctionne particulièrement bien et au bout de quelques générations je peux encore vous raconter toute cette histoire dans ses moindres détails.
Narcisse Bourdon : - Et bien je suis impatient d’en savoir plus…
Mlle Rose : - Tout a débuté fin mai en cette année 2014. Notre colonie étant au sommet de sa forme, les ouvrières ont décidé de mettre notre reine au régime et tout début juin elle est partie avec un petit essaim pour de nouvelles aventures je ne sais où.
Narcisse Bourdon : - Vous voulez dire que la colonie a essaimé.
Mlle Rose : - Appelez ça comme vous voulez… Le fait est que nous nous sommes retrouvées sans reine durant quelques temps avant qu’une princesse émerge d’une des cellules royales construites par nos maçonnes. Après avoir exécuté sommairement avec l’aide de quelques ouvrières toutes ses petites sœurs prêtes à naître, elle s’est pris quelques jours de farniente pour se préparer à ses différents vols nuptiaux.
Narcisse Bourdon :- Vous voulez dire vols de fécondation…
Mlle Rose :- Dites donc, vous êtes un peu pénible à me reprendre sans arrêt. J’ai tout de même le droit de trouver l’expression « vol nuptial » plus poétique que « vol de fécondation »… Est-ce que je vous demande moi si le jour de votre mariage votre nuit de fécondation s’est bien déroulée !!! C’est déjà difficile pour ces demoiselles d’assumer le fait que durant ces différents vols elles aient près d’une vingtaine de partenaires…
Narcisse Bourdon :- Pardon ! Je ne vous reprendrai plus… Continuez s’il vous plaît.
Mlle Rose : - Je disais donc que notre princesse ou reine vierge si vous préférez, a commencé sa série de vols nuptiaux. Nous ne la laissions jamais partir seule car elle aurait alors été bien trop exposée aux divers prédateurs. Une petite quantité d’ouvrières l’accompagnaient systématiquement vers ces lieux restés secrets et connus uniquement des mâles du secteur.
Quel spectacle que ces courses effrénées durant lesquelles notre reine est pourchassée par des dizaines de faux bourdons envoutés puis rendus fous par ses phéromones qui laissent partout une trace olfactive de son passage. Malheureusement, si ce vol en comète comme certains l’appellent est époustouflant, il est aussi particulièrement visible et bruyant. Et vous vous doutez bien que cela peut avoir un attrait certain pour ces prédateurs à plumes en manque de protéines en cette période de couvaison.
Alors que notre reine revenait de son périple entourée de sa garde rapprochée, satisfaite d’avoir en partie remplie sa spermathèque…
Narcisse Bourdon :- Sa spermathèque ?! Ben dites donc… C’est vous qui me repreniez en parlant de poésie…Spermathèque !!! On ne saurait trouver plus vulgaire…
Mlle Rose :- Oui, bon ben ça va… Comment voulez-vous qu’on la surnomme. « Petite boîte à graine de bébés » ou encore « le sac des petits serpentins à grosse tête». Vous ne seriez pas un peu puérils vous autres journalistes animaliers ! Ça n’est tout de même pas de ma faute si nos reines ont la particularité de pouvoir conserver le sperme des faux bourdons durant toute leur vie grâce à cette réserve magique…
Bref ! Je disais donc que notre reine revenait tranquillement à la ruche entourée de ses sœurs ainées quand une ombre surgie de nulle part s’abattit sur la petite troupe semant un véritable vent de panique. Une fois l’ordre rétabli, force fût de constater que le pire était arrivé. Notre reine avait disparu…
Les ouvrières, toutes penaudes rentrèrent donc à la ruche en ordre dispersé et très vite un stress sournois se propagea au sein de notre super-organisme. Rapidement l’absence de phéromones royales déclencha chez certaines une volonté pressante de créer de nouvelles reines.
Narcisse Bourdon : - Mais alors… Ne suffisait-il pas de faire quelques cellules royales pour que tout rentre dans l’ordre ?
Mlle Rose : - Ah oui… Et avec quelle larve, Monsieur le spécialiste ? Je vous rappelle que notre ancienne reine était partie depuis plus de 10 jours et qu’il n’y avait plus de jeunes larves pour remérer notre colonie.
Narcisse Bourdon : - Mais alors quelle était la solution ?
Mlle Rose : - Aucune….
Narcisse Bourdon : - Vous voulez dire que votre colonie était perdue !
Mlle Rose : - Sans aide extérieure, oui ! Pas de reine et aucune chance d’en fabriquer une nouvelle…
Narcisse Bourdon : - : Et pourtant, vous êtes là aujourd’hui à me raconter toute cette histoire…
Mlle Rose : - En effet, remarque pertinente. C’est pourquoi je vais vous en narrer la suite.
Il faut savoir qu’après quelques jours, le stress de la colonie était toujours omniprésent et l’absence de souveraine devint parfaitement insupportable pour quelques ouvrières. C’est alors que certaines d’entre elles ressentirent au tréfond de leur abdomen une irrésistible envie de pondre un ovule.
Narcisse Bourdon : - Attendez là ! Je ne comprends plus grand-chose. On ne pond pas un ovule mais un œuf ! De plus, ce ne sont que des ouvrières et seule la reine est sensée pouvoir pondre dans une colonie d’abeille. Il me semble mademoiselle que vous perdez la raison… Du coup, je commence à douter de la pertinence de vos propos…
Mlle Rose : - Pour une fois, je veux bien pardonner votre ignorance car il est vrai que cette particularité est excessivement rare dans le monde animal. Sachez tout de même qu’une reine ne pond pas systématiquement un œuf mais elle peut aussi pondre un ovule. La différence est simple. Si sa majesté dépose un ovule qu’elle a préalablement fécondé avec un spermatozoïde, c’est un œuf duquel sortira une jeune ouvrière 21 jours plus tard. Si cet ovule n’a pas été fécondé il en sortira un jeune mâle ou faux bourdon 24 jours après.
Narcisse Bourdon : - Qu’est ce que c’est que cette histoire…C’est fou comme pratique !
Mlle Rose : - Ben allez-y, ne vous gênez pas, traitez-nous de folles dingues…
Narcisse Bourdon : - Pardonnez-moi, là n’était pas mon propos mais admettez que c’est tout de même dur à avaler pour le commun des mortels.
Mlle Rose : - Oui mais au risque de paraître quelque peu prétentieuse nous ne faisons pas partie des « communs des mortels ». Et la parthénogénèse n’est accessible qu’à l’élite de l’évolution.
Narcisse Bourdon : - La quoi !!!
Mlle Rose : - Hihihi ! C’est trop drôle…. La par-thé-no-gé-nèse. C’est ce que je viens de vous décrire.
Narcisse Bourdon : - Ok, prenez-moi pour un demeuré mais il n’empêche que vous n’avez que partiellement répondu à ma question. Une ouvrière n’est pas sensée pondre. A-t-elle une « boîte de petits serpentins à grosse tête » elle aussi ?
Mlle Rose :- Vous mettez le doigt sur un point sensible. Non, une ouvrière n’a pas de spermathèque.
Narcisse Bourdon : - Mais alors, si je comprends bien, elles ne peuvent pondre que des ovules non fécondés qui donneront des mâles.
Mlle Rose - : Euh ! Oui…
Narcisse Bourdon : - Mais ça n’est pas viable du tout votre système car si seuls des mâles sont amenés à naître votre colonie sera de toute façon perdue !!!
Mlle Rose : - Euh ! Ben c'est-à-dire que… Oui…
Narcisse Bourdon : - Eh ben dites donc, elle est belle « l’Elite de l’évolution » !!! On rigole moins tout à coup.
Mlle Rose : On dira que c’est notre talon d’Achille. Une ruche dans cette situation serait considérée comme bourdonneuse et donc perdue.
Narcisse Bourdon : - Mais au bout du compte… Un miracle a dû avoir lieu puisque vous n’êtes pas un bourdon.
Mlle Rose : - Votre miracle a eu lieu le 1er juillet sous la forme d’une main qui nous a déposé un cadre plein de jeunes larves ponctionné chez une ruche voisine. Nous nous sommes alors empressées de construire des cellules royales et le 12 juillet, un nouveau cycle recommençait avec la naissance d’une jeune reine.
Narcisse Bourdon : - J’imagine que cette main était celle de votre apiculteur.
Mlle Rose : - Et oui, sans son intervention, je ne serais pas là aujourd’hui pour vous en parler.
Narcisse Bourdon : - Mais alors, l’histoire se finit ainsi !? Pas de quoi en faire une légende…
Mlle Rose : - En effet, à ce moment de l’histoire, aucun danger ne pointe à l’horizon. Il n’y a rien de plus commun qu’une ruche qui se remère le 1 er juillet. Les mâles sont encore omniprésents dans les colonies et même si la dernière miellée touche à sa fin, le climat est souvent agréable. Enfin, s’il n’y a plus de naissance durant un mois, la population a encore une bonne centaine de jours avant l’hivernage pour s’équilibrer.
Narcisse Bourdon : - Mais alors ?
Mlle Rose : - Alors ça se complique quand la nouvelle reine vierge disparaît à nouveau.
Narcisse Bourdon : - Non !!!
Mlle Rose : - Si !
Narcisse Bourdon : - Non !!!
Mlle Rose : Si,si,si !!!
Narcisse Bourdon : - Non !!!
Mlle Rose : - Bon ben ça va ! Vous me faites un blocage jeune homme.
Narcisse Bourdon : - Oh pardon… Mais ça semble tellement surprenant !
Mlle Rose : - Surprenant, je ne sais pas mais très ennuyeux c’est certain !
Narcisse Bourdon : - Qu’est-il arrivé à cette jeune reine ?
Mlle Rose : - Je vous avoue que le doute subsiste sur cette disparition. Il ne semble pas qu’il y ait eu d’accident durant un vol de fécondation mais plutôt au sein même de la ruche. Avait-elle une malformation congénitale qui aurait entrainé sa mort ? A-t-elle été victime d’un virus ou encore l’apiculteur a-t-il fait une mauvaise manipulation, tout est possible… Le fait est que l’histoire se répétait dangereusement. Nous avons donc attendu un nouveau miracle en espérant qu’aucune des ouvrières ne se prenne pour une reine. Et le 10 août, un nouveau cadre venu du ciel était déposé dans la ruche. Cela faisait maintenant plus de 2 mois qu’aucun œuf n’avait été pondu.
Narcisse Bourdon : - Si je puis me permettre, quelque chose me chiffonne tout de même.
Mlle Rose : - Dites-moi tout…
Narcisse Bourdon : - Il me semble bien que ce sont les jeunes nourrices âgées de quelques jours qui ont la capacité de fabriquer de la gelée royale afin d’alimenter les futures reines. Mais sans naissance depuis plus de 2 mois, comment avez-vous pu nourrir les jeunes larves pour les transformer en reine?
Mlle Rose : - Comme nous vous l’avions dit lors d’une précédente interview, nous avons la capacité de nous adapter en cas de coup dur. Il serait bien que vous révisiez un peu avant de passer nous voir. Cela nous ferait gagner du temps. Et comme tout le monde le sait, le temps c’est du miel ou du pollen ! Les ouvrières qui n’avaient plus utilisé la glande qui fabrique de la gelée royale l’ont remise en fonction temporairement et le 22 août une 3ème reine naissait dans la colonie.
Narcisse Bourdon : - Incroyable !!!
Mlle Rose : - Comme vous dites… Insensé même ! Il ne fallait pas qu’elle traîne pour se faire féconder et cette fois-ci, elle n’avait pas le droit à l’erreur. La situation était d’autant plus précaire que le nombre de mâle est bien plus faible à cette époque de l’année et la météo parfois capricieuse. Heureusement pour nous, l’été indien fût particulièrement clément, ce qui permit à notre princesse de se faire féconder dans de bonnes conditions et ainsi se mettre à pondre dès le 10 septembre.
Narcisse Bourdon : - C’est tout de même très tard dans la saison apicole !
Mlle Rose : - En effet, les colonies étant la plupart du temps mises en hivernage le 15 octobre, il ne restait plus beaucoup de temps à cette nouvelle reine pour assainir la population afin de passer l’hiver. Quand on sait que les premières plaques de couvain étaient loin d’être convaincantes, les chances de survie de la colonie étaient assez faibles à l’entrée de l’hiver.
Narcisse Bourdon : - Il reste tout de même une énigme… On m’a toujours dit que les abeilles d’été ne pouvaient pas vivre plus de 45 jours. Alors 3 mois sans naissance… C’est plus qu’insolite.
Mlle Rose : - Disons que c’est un raccourci… Les abeilles d’été ne sont pas programmées pour vivre 45 jours. Elles meurent jeunes par la force des choses. C’est le travail qui les épuise. Vous imaginez bien que plusieurs centaines de kilomètres de vol par semaine usent ces minuscules organismes. Mais l’absence de milliers de jeunes larves à nourrir permet de gagner en espérance de vie pour un grand nombre d’entre nous. Et comme notre colonie était très populeuse au cœur du printemps…
Narcisse Bourdon : - Vous avez donc finalement pu rentrer en hivernage dans de bonnes conditions.
Mlle Rose : - Bonnes conditions, c’est beaucoup dire mais les circonstances ont fait que notre colonie qui aurait très bien pu dépérir s’est finalement bien développée tard dans la saison et a finalement explosé au printemps suivant.
Narcisse Bourdon : - Eh bien félicitation, j’ai été heureux de discuter avec une miraculée et je vais donc vous quitter en souhaitant longue vie à vous et vos quelques milliers de sœurs.
Mlle Rose : - Merci à vous.
Notes : Cette petite histoire relate l’histoire de ma colonie des troglodytes et hormis les raisons de la double disparition des reines vierges qui ne peuvent être que suppositions, les dates collent à la réalité et sont répertoriées dans mon cahier de suivi des colonies. La colonie début juin était particulièrement populeuse ce qui l’a probablement sauvée. A la fin septembre le couvain était très peu développé et j’ai même dû resserrer tout ce petit monde car seuls les deux cadres extérieurs aux deux extrémités avaient de toutes petites plaques de couvain ce qui est plutôt surprenant. Après avoir collé ces deux cadres et resserré la colonie sur 5 cadres, j’ai définitivement fermé cette ruche le 15 octobre en étant très pessimiste sur son avenir. Je pense que la reine a probablement pondu assez tard dans la saison car il faut un minimum d’abeilles d’hiver pour pouvoir passer cette âpre saison.
Le fait est que cette colonie m’a fait près de 60 kilos de miel cette année. Elle a une fois de plus changé de reine mais cette fois-ci tout s’est parfaitement déroulé et elle rentre en hivernage dans de bonnes conditions. Je note tout de même que toutes ces petites aventures l’ont rendu un peu plus irritable qu’elle ne l’était auparavant et c’est aujourd’hui celle que j’ouvre en dernier quand je visite le rucher…